Yurii Colombo – Nestor Machno et la question ukrainienne






Traduzione in francese di Veronique di Mercurio

Dès le début de son existence, en tant qu’État indépendant en 1991, l’Ukraine post-soviétique a souffert du manque important d’un récit ou d’une mythopoétique historique qui contribuerait à légitimer son existence. Comme l’histoire des territoires de la “Petite Russie” (Malorossija) et de la “Nouvelle Russie” (Novaja Rossija) avait fait partie, volontairement ou non, de l’histoire de l’État russe, la recherche d’un contexte historico-politique s’est avérée compliquée et culturellement fragile.

Pour un certain nombre de raisons – que nous ne pouvons pas analyser ici – le principal héros de la “nouvelle Ukraine”, après 2014, est devenu Stepan Bandera, un indépendantiste de droite et un collaborateur nazi, qui était certainement aimé dans les provinces galiciennes, mais peu acceptable dans les zones orientales russophones, qui sont restées généralement liées à l’imaginaire de la “Grande Guerre patriotique” soviétique.

Dans ce contexte, les nationalistes moins liés à l’ultranationalisme conservateur ont, au fil des années, tenté de s’approprier l’idée ukrainienne”, déjà à partir des années 90, avec la figure de Nestor Ivanovič Machno.

Machno est né le 26 octobre (7 novembre) 1888 dans le village de Guljapole, dans le district d’Aleksandrovsky, dans la province d’Ekaterinoslav (aujourd’hui une ville de la région de Zaporože). Semi-alphabète et autodidacte, il rejoint tout jeune le mouvement libertaire de sa région, et se révélant par la suite être une figure politique et humaine extraordinaire. Son mentor fut Valdemar Antoni, qui l’a d’abord initié aux idées anarco-communistes, principalement celles de Pyotr Kropotkin.

Condamné à mort pour le meurtre d’un officier militaire, peine commuée en une peine de durée indéterminée en raison de la jeunesse de l’accusé, Nestor Machno s’est fait connaître après la révolution de février à son retour dans sa ville natale de Guljapole, il devint le leader de facto du mouvement révolutionnaire local, et a organisé en 1919 l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle d’Ukraine (machnovistes).

La victoire de l’armée machnoviste a croisé non seulement la révolution bolchevique et le mouvement révolutionnaire “vert” (c’est-à-dire la vaste galaxie de soulèvements paysans qui ont traversé la guerre civile comme un “troisième camp” entre les blancs et les rouges) mais aussi le mouvement national ukrainien, organisée d’abord autour de la “Première Rada”, puis le gouvernement fantoche de l’etman Pavlo Skoropadskij, directement lié aux armées allemandes et austro-hongroises qui ont déferlé sur l’Ukraine après la signature des accords de Brest-Litovsk, puis le Directoire de la République populaire ukrainienne de Simon Petljura. De convictions antistatales et anti-nationalistes, Machno est resté complètement étranger à la vague politique nationaliste, rejetant effectivement toute alliance avec l’Etman ou le Pleеjura.

Même après la rupture de l’alliance militaire avec les bolcheviks, Machno continue de considérer le Directoire comme un ennemi bien plus important que les bolcheviks. Machno, entre autres, ne partageait pas l’antisémitisme des Petljuristes.

Bien qu’à l’époque soviétique, certains aient tenté de le dépeindre comme un “crypto-antisémite”, il resta toujours un internationaliste et son cercle restreint de collaborateurs comprenait un grand nombre de personnes (par exemple, la légendaire Leva Zadov Zinkovsky, qui dirigeait le contre-espionnage de machnoviste).

Cependant, plusieurs tentatives ont été faites dans l’Ukraine contemporaine pour enrôler Machno dans les rangs du patriotisme du Trident. En 1998, par exemple, la “Société Nestor Machno Guljapole” a été fondée par A. Jermak. Des festivals et des réunions de partis nationalistes ukrainiens commençèrent à se tenir à Guljapole, ce qui a notamment provoqué l’indignation de nombreux participants, qui se sont malheureusement retrouvés en compagnie de nationalistes ukrainiens bien connus et même de néonazis. Cela est même allé jusqu’à interdire l’usage de la langue russe lors de certains événements consacrés au mouvement anarchiste local. L’histoire de la Machnovshchina était présentée dans ces initiatives comme l’un des épisodes de l’histoire générale de la “lutte de libération nationale du peuple ukrainien pour la création d’une Ukraine séparatiste”. On a tenté de placer la personne de Machno, opposant constant au nationalisme ukrainien, aux côtés de Petljura ou de Bandera, dans le panthéon des piliers du “séparatisme” ukrainien. Dans l’est de l’Ukraine, l’exploitation de l’image de Machno en tant que nationaliste ukrainien est également devenue au fil du temps le vecteur d’une “ukrainisation” progressive de la jeunesse locale, qui considère comme inacceptable la reconstruction historique dans une optique purement antibolchevique et antisoviétique.

Même pendant le mouvement de la place Maidan en 2014, on a tenté de présenter la Machnovshchina comme un mouvement pour la liberté du peuple ukrainien, de sa résistance à l’étatisme russe.

En Ukraine, même maintenant, dans le conflit actuel, il y a des secteurs du mouvement anarchiste, qui soutiennent non seulement la juste résistance à l’occupation, mais directement le régime de Volodomyr Zelensky en oubliant, voire en ignorant délibérément, certains points clés de la question.

La Machnovshchina était un mouvement de la “Petite Russie” et cette “Petite Russie” avait peu de relations ethnoculturelles ou historiques avec le nationalisme “occidental”. Les combattants du mouvement Machno originaires d’Ukraine occidentale étaient en proportions incomparablement moins nombreux que les Juifs ou même les Allemands. En outre, la Machnovshchina était un mouvement qui avait une base idéologique anarchiste “pure ” et non “sui generis “, et était donc constitutionnellement internationaliste.

Tant les historiens que les représentants de la plupart des organisations anarchistes modernes, y compris l’Union anarchiste ukrainienne et la Confédération révolutionnaire des anarchistes opérant en Ukraine, nient que Machno ait jamais été un nationaliste. Les journalistes et les personnalités ukrainiennes qui ont tenté de faire de lui un nationaliste n’ont fait qu’une opération de contrebande, de faible niveau politique et culturel.

Cela dit, cela ne signifie pas pour autant que “Batko” (“le patron”, “le père”), comme l’appelaient ses partisans, n’avait pas une sensibilité particulière à la culture et aux traditions ukrainiennes.

Galina Kuz’menko, la femme de Machno, dans sa jeunesse et avant d’adhérer à l’anarchisme, fut une militante du mouvement des Lumières Prosvita, intéressé par la culture ukrainienne, fondé à L’viv dans la seconde moitié du XIXe siècle. Et même plus tard, Kuz’menko a continué à nourrir un certain intérêt et un attachement sentimental pour la culture ukrainienne.

Bien que Machno ait lui-même écrit ses mémoires en russe, il regrettait de ne pas savoir parler ukrainien : “Mon seul regret est que ces mémoires ne verront pas le jour en Ukraine ou dans la langue ukrainienne. Culturellement, le peuple ukrainien avance pas à pas vers une définition complète de son identité individuelle et c’est important. Cependant, le fait que je ne puisse pas publier mes notes dans la langue de mon peuple n’est pas de ma faute, mais plutôt de la faute des conditions dans lesquelles je me trouve”. Dans la vie de tous les jours, le militant anarchiste parlait le “suržik”, un mélange de russe et d’ukrainien, qui est encore largement parlé de nos jours, dans de nombreuses provinces du centre et du sud de l’Ukraine.

Il a toujours indiqué qu’au sein du mouvement collectiviste, il devait y avoir un espace pour “l’autodétermination ukrainienne”, mais il a également souligné que – sans rien écarter – “le “mouvement de libération ukrainien” restait complètement enfermé dans des schémas patriotiques”. Cependant, en dernière analyse, les dirigeants de ce mouvement, à l’exception de quelques éléments, avaient eux aussi rejoint le militarisme allemand. C’étaient des individus les plus disparates, ce qui a conduit dans les rangs du “mouvement de libération ukrainien” des gens qui parlaient ukrainien, mais qui ne devraient avoir aucune place dans un mouvement de libération ukrainien”.

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